Les cheikhates sont des femmes artistes qui choisissent de consacrer leur vie à la musique, au chant et à la danse plutôt qu’à celle de femme au foyer et de mère à laquelle la société traditionnelle les destinaient. Issues du monde rural et de milieux modestes, elles interprètent un répertoire de chants populaires, proches du Raï algérien, que l’on peut entendre dans les régions arabophones de Doukkala et Chawya et berbérophones du Moyen Atlas. Leur mauvaise réputation est assez récente et va de pair avec une moralisation croissante de la société marocaine et la folklorisation d’un patrimoine artistique mal protégé par une politique culturelle peu soucieuse des classes populaires.
Au Moyen Atlas, les cheikhates s’inspirent des rythmes de l’ahidus, une danse chantée collective, mais leur interprétation individuelle et leur personnalité hors du commun imposent au chant une liberté de ton et une puissance d’expression qui en font les porte-parole de la classe populaire.
À coup d’assonances, d’allitérations et de métaphores saisissantes, elles expriment une pensée libertaire sur l’amour et ses déboires, les plaisirs et les vicissitudes de la vie, les travers d’une époque et l’injustice sociale…
Hadda Ouakki a connu l’apogée de cet art populaire dans la Casablanca des années soixante dont l’expansion économique attirait alors toute une population rurale. Celle-ci retrouvait dans le chant des cheikhates le lien avec ses racines culturelles. Nombre de Marocains se rappellent encore El âlm ya lâlm, véritable éloge de l’amour charnel jeté à la face des puritains et qui valut à Hadda Ouakki son surnom d’Oum Kalsoum du Maroc.
Ô savant imam, à quoi bon discuter ?
L’amant a troqué son cheval pour offrir un cadeau à la belle tatouée.
Ô mère clémente, quel remède donner au malade d’amour ?
Une jeune fille, une vierge à peine nubile !
Née en 1953 dans une famille maraboutique de Zaouia aït Ishaq, petit village berbère du Moyen Atlas, tout prédestine Hadda à une vie de pieuse mère de famille. Pourtant, à l’âge de seize ans, elle fuit le foyer conjugal après un mariage forcé et part rejoindre son mentor Benaceur Oukhoya qui vient de fonder un groupe de musique populaire à Casablanca. Dans ce monde hostile aux nouvelles venues, surtout quand elles ont du talent, elle parvient à s’imposer à force de patience et de talent, d’abord dans son pays puis dans la diaspora marocaine en Europe. En 1981, elle crée son propre groupe avec le parolier Abdallah Zahraoui. De cette association vont naître toutes ces chansons qui feront de Hadda la reine de la chanson amazigh au Maroc, ces vers dialogués et percutants entrecoupés de refrains obsédants, avec, ici et là, un solo imagé dans la pure tradition du tamawayt de son village.
Crois-moi, si tu me fais confiance,
Le jour où tu verras des glands sur un thuya,(…)
Des galets broutant l’herbe comme des moutons,
Ce jour-là ô mon amour sera celui de notre séparation !
Lahsen Hira
HOMMAGE À DANIEL CAUX
Surtout connu comme journaliste et homme de radio, Daniel Caux (1940-2008) était un passionné de musique qui contribua à faire connaître en France de grands créateurs. Musicologue, essayiste, critique musical, organisateur d’événements musicaux et membre de l’Académie Charles Cros, Daniel Caux était un ami de la Maison des Cultures du Monde, un ami sur lequel on pouvait compter. Avec son épouse et complice, Jacqueline, nous avons voulu mettre en avant le rôle pionnier qu’il a joué pour la musique en France et l’évoquer avec ceux qui l’ont côtoyé. Cette table ronde sera précédée de la projection de trois films que Jacqueline Caux a consacrés à des genres musicaux qui passionnaient Daniel : les musiques arabes, afro-américaines et contemporaines.