En sicilien surtitré en français
Chaque Sicilien a chez lui une petite charrette en miniature. Pour l’émigré, elle symbolise son voyage ou celui de ses parents et il n’oserait jamais s’en séparer. Pourtant, derrière cette anachronique petite charrette multicolore se cache une toute autre tradition.
Quiconque voyage en Sicile peut croiser une sfilata, un défilé de dizaines de charrettes rutilantes et bariolées, tirées par des chevaux empanachés. Parfois un charretier pousse la chanson dans un mégaphone. Derrière cette voix saturée l'on devine une mélodie sinueuse et des textes d’une rare poésie. Pour bien les écouter, il faudrait suivre ces cantori dans leurs rencontres et leurs joutes poétiques, comme au temps du funnacu. Ce funnacu était un lieu unique où les charretiers de plusieurs villages se rencontraient. Ils y échangeaient les prix du marché, les dernières nouvelles et se défiaient poétiquement.
C'est une forme de poésie propre à la Sicile, l’ottava siciliana : quatre distiques de 11 pieds. C'est aussi la première forme de poésie à rime alternée en « langue italienne » puisqu'elle est apparue à Palerme au XIIIe siècle. Depuis, l’ottava siciliana rythme la Sicile à travers dictons, proverbes, prières paraliturgiques, contes, épopées, tous transmis de manière orale. Le poème chanté par le charretier reste fidèle à cette forme. Bien qu’il ait pu être en partie improvisé, il s’agit aujourd’hui d’un répertoire de textes classiques qui évoquent en belles métaphores la femme, l’amour impossible, la séparation, la trahison, mais aussi le métier de charretier et son rapport au cheval, compagnon de toutes les routes.
Dans un monde de paysans sans terre, le charretier était respecté car il possédait son cheval et sa charrette. Il était surtout apprécié pour ses connaissances poétiques et sa cadenza, cette faculté de mener avec précision son chant a voce lunga. La voix commence dans le haut du registre, pour effectuer à travers de subtils mélismes des dessins mélodiques qui doivent respecter la cadence du texte et l’amener, dans le dernier quart, à une résolution sur la note fondamentale. À la fin, le chanteur désigne dans un distique celui qui devra lui « donner réponse » sur le même thème.
Qui sait ce qu’il adviendra de la canzuna a la carrittera ? Les charrettes ne roulent plus que pour les sfilate, le métier a disparu et l'on n’entend plus chanter les charretiers à la tombée de la nuit. Les héritiers de cette tradition sont des hommes fiers qui revendiquent leur culture avec ténacité, qui savent que leur patrimoine est noble et irremplaçable. Nous sommes convaincus que ces chants reprendront vie, qu'ils seront une contribution de l’âme sicilienne à un monde ouvert à toutes les cultures et où chacun doit partager le meilleur de lui-même.
Pierre Vaiana